Août 2022, après un marché à vendre nos gravures sous le soleil, nous parlons de Bretagne, puis de poésie. C’était l’occasion de parler de Xavier Grall, et de quelques uns de ses poèmes, dont Les Déments. Publié en 1982, Xavier y conte la fin d’une génération d’hommes en situation d’abandon, condamnée par l’industrie et la solitude. Le poème a lieu dans les Monts d’Arrée, pays dont nous avons déjà foulé les chemins et qui nous a bien des fois touché au coeur. La lecture du poème 50 ans après sa publication semble n’avoir vieillit en rien. Le thème qui nous parle est la marginalité, que nous continuons parfois d’expérimenter depuis l’adolescence. A la sortie du lycée, nous avons développé une certaine tendresse envers les marginaux, caractérisée par une observation rigoureuse de leurs comportements et une volonté de les comprendre comme nous aurions aimé l’être dans le passé.
Nous savons cette sensation d’être dans un monde que l’autre ne comprend pas, dans une bulle bizarre pour quiconque n’aurait pas été initié. Nous avons pu penser que nous aurons à vivre notre vie non pas sur les chemins qu’il est commode d’emprunter, mais à côté. Ainsi, s’il nous a fallu chercher des semblables dans le monde, nous les avons trouvé dans ces hommes et ces femmes du côté, qui traînent en ville, dont les vêtements pendent, qui parlent peu, ces silhouettes pleinent de mystères, mythologiques qu’il serait naturel d’éviter comme l’on évite tout ce qui est bizarre. Les Déments sont bizarres. Et nous avons souvent été des Déments.
Passionnés par l’art de l’estampe et par l’illustration, nous avons pensé qu’il serait bon de créer quelque chose de nouveau à partir de ce poème. Nous nous mettons d’accord et dans une impulsion créatrice nous réfléchissons à un objet : un petit livre, entièrement conçu à la main, dont les textes et images seuls orneraient les pages, totalement gravés dans des plaques de linoléum. Nous organisons un séjour de 4 jours à Lorient à la fin du mois, pendant lequel nous imaginerons les premières bases du projet.
Une fois la taille de l’objet et sa conception générale décidée, nous découpons le poème en 12 paragraphes. Chacun aura son illustration. Comme nous sommes trois, nous aurons 4 paragraphes chacun à reporter sur une plaque de linoléum, au dessus desquels nous aurons une illustration à graver. Première étape : s’imprégner des mots, des images et de ce qu’elles renvoient en nous. Puis viennent les croquis préparatoires. Enfin, le dessin final est exécuté sur la plaque.
Nous passons ensuite dans le vif de notre pratique : la gravure. Nous creusons le linoléum à l’aide d’outils, comme la gouge ou le burin, ce qui devra apparaitre blanc une fois la plaque imprimée sur le papier, comme si nous creusions un tampon. Noé travaille la trame et cherche dans ses illustrations à multiplier les différentes valeurs de gris, grâce à des effets de textures créés par des coups de gouge variés. Une touche d’absurde vient colorer les scènes de certaines de ses illustrations, où les marginaux sont placés au centre de leur monde. Denez, lui, cherche à allier longues trames horizontales et graphisme impactant, de larges zones de noir et de blanc. L’onirisme présent sur ses plaques nourrit le mystère autour des figures démentielles. Breuuenn cible le mouvement et le sentiment de désespoir, dans la tristesse ou dans la folie des protagonistes. L’errance, qu’elle soit du corps dans le paysage ou de soi dans soi-même constitue le thème de ses gravures.
A la fin du séjour, nous avions déjà gravé quelques plaques. Il fallait, avant de se quitter, s’assurer que nous étions sur la bonne voie. Nous avons alors improvisé un atelier sur le sol de l’appartement, où nous avons imprimé les plaques à la main. Le travail effectué nous plaisait, nous pouvions continuer à graver chacun de notre côté avant le prochain séjour. L’objectif sera d’avoir chacun gravé ses 4 plaques, de sorte à ce que nous puissions passer à l’étape suivante du livre : l’impression. Pour ça, nous irons au musée de l’imprimerie, à Nantes, un mois plus tard.
Fin septembre 2022, nous nous retrouvons à Nantes, avec des impressions de toutes nos gravures. Nous nous rendons compte du travail accompli, l’ensemble nous ravi, mais le travail n’est pas fini. Demain, nous allons au Musée Atelier de l’Imprimerie de Nantes. Il s’agit désormais de découper une quantité de papier nécessaire à l’impression de 100 exemplaire, nous le ferons à la main, à l’aide d’une règle.
Aidés par le personnel de l’Atelier, nous commençons l’impression dès le lendemain. Il fallu d’abord avoir visualisé le sens d’impression des plaques sur les formats A3 découpés la veille, de sorte à ce que pliés puis mis les uns à la suite des autres, ils puissent former le livre dans le bon sens de lecture et avec les dimensions prévues. Une fois l’ordre des choses acquis mentalement, nous installons les plaques sur la presse à épreuve manuelle FAG. Une fois les plaques encrées, nous accrochons la feuille de papier à la partie de la machine qui viendra épouser ensuite les plaques, imprimant ces dernières sur le support.
S’en suivent trois jours d’impression continue, pendant lesquels l’un mouillera la feuille de papier avant que l’autre ne la passe sous la presse, récupérée ensuite par le troisième qui la posera au sec sur les grilles. Ce travail fut particulièrement différent de celui du graveur. Il faut régulièrement garder un oeil sur les impressions dans le cas ou il y aurait un disfonctionnement, une bavure d’encre, un écart, condamnant tout les tirages jusqu’alors réalisés. La répétition des tâches est un bien vicieux mal auquel il faut résister, la concentration doit demeurer du début à la fin. A l’issue de cette étape longue et éprouvante, nous planifions un troisième séjour pour fin octobre à la HEAR de Strasbourg, où étudie Noé. Nous y ferons l’objet final, le livre.
Un mois plus tard, nous nous apprêtons à achever le projet par la dernière étape : la reliure. Chaque feuille A3 imprimée a été pliée en un « cahier ». Il faut relier 3 cahiers pour constituer un livre, auquel on ajoutera ce qui constituera la première de couverture et la quatrième, l’avant et l’arrière du livre, l’enveloppe de l’objet. Benjamin, un ami, nous vient en aide. Pour la reliure, Noé montre la technique. Une fois assimilée, nous relions à la main avec une aiguille et du fil. Sur les 100 livres prévus, les accidents, fautes d’impressions que nous avons fait à Nantes ont condamnés 10 exemplaires. Nous avons donc 90 livres à relier.
Au bout de ces quelques jours, nous avons tout pour constituer l’objet finalisé. Il ne reste que la première de couverture à réaliser. Nous choisirons du papier de couleur épais. Nous viendrons presser une petite plaque de cuivre sur chacune de ces feuilles, à l’emplacement de la première de couverture, ce que nous appellons un gauffrage. Dans ce creux gaufré, nous collerons une gravure de la taille de ce creux, sur laquelle figurera le symbole choisi et le titre du poème illustré.
A la fin de l’année 2022, les 90 exemplaires étaient terminés. Nous avons eu la chance de rencontrer Françoise Grall, la femme de Xavier, ainsi que 3 de ses filles : Catherine, Isabelle et Geneviève. Elles nous ont autorisé à réalisé ce projet et nous ont donné confiance en nous. Nous les remercions énormément. Illustrer un poème qui ne nous appartient pas, qui plus est d’un homme que nous n’avons pas connu, c’est intimidant. Xavier Grall a été habité par la Bretagne et il faut l’être aussi pour s’en apercevoir. Sa poésie est celle de nos lieux, elle boulverse lors des relectures, elle parle comme vous parle quelqu’un qui a lit en vous des lignes que vous ignoriez. Nous sommes nés en 2000, et la Bretagne continue d’exister parce que nous le ressentons sincèrement. Ce livre est une occasion d’exprimer tout cela, et nous sommes heureux d’avoir réalisé le pari. Nous espérons que Xavier, s’il était encore là, serait fier de ses jeunes bretons.
Breuuenn, Denez, Noé Lancien.
Bonjour, je découvre votre travail suite à un article dans Ouest France. Comment acheter un exemplaire du livre si l’on est loin de Quimper ?
Bravo !
Ces recueils sont de petits bijoux. Grâce à vos gravures ce poème fait ressortir toute sa force.
En nous expliquant la démarche intellectuelle et la longue marche artisanale et artistique pour parvenir à ce magnifique
objet vous nous montrez comment de très jeunes artistes savent encore se servir de techniques anciennes et mettre leur
savoir faire en commun au XXIème siècle.
Tous nos Voeux pour 2024 et offrez nous encore de belles choses.
Merci beaucoup, ce commentaire nous ravit. Il y a tant de choses à créer, et c’est ce genre d’attention qui nous motive davantage !
Belle année à vous André.